Mère et filles de cendre
” Il était une fois deux pièces obscures, à peine éclairées d’une lumière orangée, dans lesquelles cohabitaient des êtres étranges, tels des fantômes ressurgis du passé.
Dissimulées dans leur immense chevelure, trois femmes ont leurs yeux sur vous rivés. Oh vous n’aviez pas distingué leur figure ? Croyez-moi, elles, elles vous avaient bien repéré·es. Serait-ce à cause de cette brume, que votre vision est troublée ? Baissez les yeux et constatez : c’est un corps qui fume, un corps à demi coupé. Corps-tronc. Corps-morcelé. Corps-suintant en train de goutter, celui d’une femme-fontaine s’il en est. Glissant entre ses cuisses puissantes, l’eau tombe dans un liquide épais : goutte-à-goutte du temps qui passe, qui éteint une vie consumée ; goutte-à-goutte du temps qui reste avant que naisse la prochaine portée. Portée qui, dans la pièce d’à côté, semble avoir disparu, laissant à même le sol, le corps de la mère étendu. Il est recouvert d’une couverture à l’effigie d’Omphale, figure mythologique dont la mission a certainement échoué : évoquant une dissection animale, le tissu cache un être qu’elle n’aura pas pu protéger. Oui la frontière est fine entre la mort et la vie, en la donnant, on prend le risque de perdre la sienne. Ne reste ici que le reliquat de la mère qui a été, et qui n’est plus : une chevelure dont la pousse n’est pas terminée. À moins qu’il ne s’agisse du cordon ombilical au bout duquel il n’y a plus rien d’accroché. Quoi qu’il en soit, le coup de ciseau qui vient d’être donné n’est ni celui de la coiffeuse, ni celui de la sage-femme, mais celui des Parques – le fil de vie est bien cassé.
C’est dans un temps mythologique que nous conduit Élodie Wysocki avec son exposition. Dans un temps mythologique ou dans le temps du conte, en tout cas dans celui, indéterminé, qui commence par un « il était une fois » à partir duquel tout devient possible : fantômes, chaudrons fumant, sorcières accoucheuses, cheveux enchantés. On aime y plonger dans cet ailleurs reculé, on aime s’y perdre. Pourtant, dans ce monde étrange, subsiste une troublante proximité, comme si le réel se rappelait à nous et qu’on ne pouvait lui échapper. Qu’est-ce qui a tué celle que le tissu dissimule ? Est-elle morte en couche ou d’un avortement prohibé ? Victime d’un être fantastique ou d’un être familier ? N’est-elle qu’un élément d’un véritable charnier, celui qui rassemblerait toutes les femmes assassinées, pour le simple fait d’être née femme, comme si cela impliquait un prix à payer ? Il était une fois, il était dix, cent, mille fois. Pourvu qu’il ne soit plus jamais.
Il n’y a finalement qu’un cheveu qui sépare ce temps mythologique et celui que nous vivons, mais ce que semble montrer l’exposition, c’est qu’il n’y a aussi qu’un cheveu pour faire front, et dévier le fil de l’histoire. Tissons une chevelure sororale, drapons-nous-en, convoquons celles qui ont disparu et qui semblent, invisibles, peupler cette exposition en nous glissant à l’oreille : « filles et mères de cendre, nous sommes les descendantes des sorcières que vous n’avez pas brûlées. » – Enchanté·e. ”
Clémence Canet, 2025