Indisciplinées
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Auteur : Julie Crenn - Année : 2024
” Nous portons toutes en nous une bacchante, cette aïeule des sorcières ; et qui terrifie le pouvoir mâle.”
Françoise d’Eaubonne – Cave ne Pandoram (Prends garde à Pandora) – 1977
Sur l’ensemble de la surface de la Terre, il existe très peu de lieux, de
(micro)sociétés ou de communautés où les femmes sont réellement libres. En existe t-il d’ailleurs vraiment ? Le patriarcat, alimenté par les monothéismes et le néolibéralisme, instaure des violences systémiques qui perpétuent un flux d’oppressions, de stéréotypes, de discriminations et d’assignations. Les femmes sont comme ci, les femmes sont comme ça…
Nous le savons, les idées généralistes tuent les femmes depuis bien trop longtemps. Nous sommes cantonnées à des rôles bien précis : la mère, l’amante, la travailleuse du sexe, la sorcière, la soeur, l’épouse, la pieuse, la fille, la folle ou la pleureuse. Cantonnées aussi à des normes vestimentaires, physiques, mentales voire même sonores. N’y jamais trop, ni jamais assez. Nos sexes sont une insulte commune. Des con.nes partout. Nos existences
sont vulnérables. Les chiffres sont éloquents : viols, féminicides, incestes, harcèlements, privations de libertés fondamentales, insultes, coups, menaces, violences psychiques, physiques et tant d’autres. L’histoire des femmes est celle de luttes incessantes pour obtenir la liberté de chacun.e., pour obtenir le droit de disposer de son corps, sans conditions et sans compromis. Elodie Wysocki travaille son histoire, ainsi que la nôtre, pour construire des corps aussi fragiles que puissants : des corps de femmes, des corps hybrides de tout âge et toute espèce. L’artiste s’intéresse autant aux grandes histoires, aux mythes qu’aux faits divers, les petites histoires – invisibles et silencieuses. Pour cela, elle s’attaque aux assignations et aux archétypes que le patriarcat a tatoué dans la chair de l’humanité. C’est à
partir de ces violences qu’elle a notamment pensé l’œuvre intitulée Les Incomptées (2021). Telle une scène de rituel, l’installation met en regard une oeuvre murale et tuftée sur laquelle est répétée le mantra : Femelle hystérique. Au sol, sur un cercle de sable jaune, sont disposées des oeuvres en terre carbonisée. Elles représentent des culottes de fillettes, de femmes. Les Incomptées sont les femmes aux destins brisés, aux corps traumatisés, aux existences non essentielles – les femmes disparues à qui l’artiste rend un hommage (ou plutôt, un femmage) appuyé.
Femmes puissantes
Elodie Wysocki explore ainsi les vies de Judith, de Marie Madeleine, de Lady Godiva, des Parques, de la Loba, des Harpies et d’autres femmes puissantes issues d’une mythologie qui forme les fondations d’un imaginaire commun. L’artiste pense et réalise les oeuvres à partir d’une mythologie ancestrale et actuelle dont les figures sont réelles, surréelles,
connues et méconnues. A partir aussi de son expérience personnelle et intime qui trouve nécessaire des échos collectifs. Ainsi, les oeuvres proviennent de deux matériaux principaux : les cheveux et la terre. Des matières-archives aux propriétés extrêmement différentes, avec lesquelles l’artiste élabore un ensemble de techniques comme le feutrage et la céramique. Par là, elle allie l’humaine à la terre et vice versa. Les matériaux manifestent une interdépendance, un récit commun. En 2018, Elodie Wysocki réalise Harpie, un manteau qu’elle qualifie de “militaire” entièrement formé de feutres de cheveux et de poils humains. De la femme-oiseau il ne reste, comme une relique, que le vêtement suspendu dans
l’espace. Plus récemment, l’artiste présente Des échos, des autres (2023) : quatre corps fantomatiques drapés de toges et de capuches. Ces figures que l’artiste nomme des “carcasses” sont faites de de terre et d’oxyde de fer. Elles sont posées sur un amas de terre et de bribes d’autres corps – des oeuvres antérieures que l’artiste a choisi de briser. Les quatre corps forment un cercle de pouvoir, ils résistent au temps et à l’espace. Tels les
corps des sorcières mises au bûcher, ils se tiennent debout malgré les violences et la mort.
Rêver l’obscur
Elodie Wysocki se joue de la réception inquiétante, étrange et inconfortable que nous pouvons avoir de ses œuvres. Les corps y sont hors normes, mutants, recouverts, vidés, abîmés, blessés, fragmentés. Ils sont en mouvement, ils se dégradent et se transforment au fil du temps. Ils nous parlent de la perte, de la mort, mais aussi d’un potentiel devenir et d’une volonté d’insoumission. Par l’hybridation humaine et plus qu’humaine, l’artiste explore la notion de mutation et de métamorphose des corps : femmes oiseaux, femme grenouille, louve, etc. L’animalité constitue une réponse païenne et sorcière à un héritage catholique extrêmement pesant. Ainsi les mitres (coiffes religieuses réservées aux évêques) deviennent des oiseaux rieurs dont les visages sont prolongés de longues chevelures libres
et/ou feutrées (Mitres rieuses, 2018). En 2023, dans le contexte minier de la Louvière en Belgique, elle présente Le dernier qui s’en va éteint la lumière, une installation qui allie une ambiance apocalyptique (la lumière du ciel en feu, des nuages orangés) et le rituel d’une femme grenouille agenouillée dans une mare-miroir, entourée de de pelotes de cheveux. Il s’agit d’une évocation de La Loba, une figure mythologique sud-américaine racontée par Clarissa Pinkola Estès : “Elle est circonspecte, souvent velue, toujours grosse et fuit la compagnie des autres. Elle croasse et caquette et s’exprime plus par des cris d’animaux que par des bruits humains.”1 Elle est La Loba, littéralement “la louve”, ou la Femme aux os car sa mission est de ramasser les ossements éparpillés des animaux sauvages. La légende dit que si elle parvient à reconstituer le squelette entier s’ensuit une cérémonie où La Loba chante auprès d’un feu pour faire revivre l’animal. “La Loba chante toujours, un chant si profond que le sol du désert tremble et pendant qu’elle chante, la bête ouvre les yeux, bondit sur ses pattes et détale dans le canyon.”2 Les œuvres renvoient une énergie et une force vitale, un pouvoir enfoui que Starhawk (sorcière et militante écoféministe californienne) nomme le pouvoir-du-dedans. Un pouvoir à propos duquel elle écrit en 1982 : “Oui, le pouvoir-du-dedans est le pouvoir du bas, de l’obscur, de la terre ; le pouvoir qui vient de notre sang, de nos vies et de notre désir passionné pour le corps vivant de l’autre. […] Quand nous plantons, quand nous tissons, quand nous écrivons, quand nous enfantons, quand nous organisons, quand nous soignons, quand nous courons à travers le parc, dans la brume exhalée par les séquoias, quand nous faisons ce que nous avons peur de faire, nous ne sommes pas seules. Nous sommes du monde et les uns avec les autres, et notre pouvoir-du-dedans est grand, même s’il n’est pas invincible. Si nous pouvons être blessés, nous pouvons soigner ; si chacun de nous peut être détruit, en nous il y a le pouvoir de renouveau. Et il est encore temps de choisir ce pouvoir-là.”3
La Grande Déesse
Au fil du temps et des œuvres, l’artiste manifeste une recherche plastique et politique, celle de représenter les différentes facettes de la Grande Déesse du continent européen. Une déesse de la fertilité, de la vie et de la mort qui a été vénérée avant les monothéismes et dont les traces sont plurielles. Marija Gimbutas (archéologue, mythologue et préhistorienne) lui a consacré ses recherches, elle écrit : “Le thème principal du symbolisme de la déesse est le mystère de la naissance et de la mort, celui aussi du renouveau de la vie – pas seulement de la vie humaine, mais de toute forme de vie sur la terre comme dans l’ensemble du cosmos. […] Elle est généralement représentée sous les traits des fameuses Vénus paléolithiques et des figurines provenant de l’Europe et de l’Anatolie néolithiques ou de la Crète de l’âge de Bronze. […] Transmises par les grand-mères et les mères de la famille européenne, ces anciennes croyances ont survécu à la superposition des mythes indo-européens et, finalement, chrétiens. La religion centrée sur la déesse a existé très longtemps, bien plus longtemps que les religions indo-européenne et chrétienne (qui représentent une période relativement courte de l’histoire humaine), laissant une empreinte
indélébile dans la pensée occidentale.”4 Une déesse également invoquée par les sorcières historiques et actuelles (Starhawk), ainsi que par les écoféministes spirituelles depuis les années 1960. Son histoire n’avait pas été écrite et perpétuée avant les travaux de Marija Gimbutas ; elle a été effacée par la pensée dominante (patriarcale et monothéiste). Il s’agit
alors de se souvenir, de ré-incorporer un ensemble de savoirs et de pouvoirs que nous pensions disparu. Les oeuvres d’Elodie Wysocki s’inscrivent dans cette recherche où la mémoire et la résistance s’entrelacent. Les corps et les fragments de corps participent à nourrir un imaginaire collectif volontairement privé non seulement de la Grande Déesse mais aussi des récits de toutes les femmes empêchées, silenciées et invisibilisées. En chacune de nous réside le pouvoir de la Grande Déesse. Alors, l’artiste fouille et travaille notre histoire. Une histoire ancestrale où s’interpénètrent la résistance, l’ultraviolence, la puissance, l’oppression, la dignité et la soumission. Une histoire complexe et paradoxale nourrie d’un imaginaire patriarcal écrasant et limitant. Ce dernier invisibilise les récits et les représentations de femmes dont il est nécessaire de se remémorer les noms. Des déesses souterraines aux femmes anonymes qui luttent au quotidien, Elodie Wysocki s’emploie à ouvrir des passages, à donner des matières et des formes à leurs existences indisciplinées.
1 PINKOLA ESTES, Clarissa. Femmes qui courent avec les loups. Paris : Grasset, 1996, p.48.
2 Ibid, p.49.
3 STARHAWK. Rêver l’obscur – Femmes, magie et politique. Paris : Editions Cambourakis, 2015,
p.39 et p.53.
4 GIMBUTAS, Marija. Le langage de la déesse. Paris : Editions des Femmes – Antoinette Fouque,
2005, p.24-25.
Les Incomptées d’Elodie Wysocki : soigner sans guérir
Auteur : Geneviève Dragon - Année : 2022
The Rape Tree
Un arbre dans le désert du Sonora, proche de la frontière entre le Mexique et les États-Unis. L’arbre, dépourvu de feuillages, n’est pourtant pas nu : des culottes y sont suspendues, de toutes tailles, de tous âges, très simples ou ornées de dentelles. Ces culottes abandonnées, exposées aux intempéries seraient des trophées exhibés par les violeurs pour illustrer leurs sombres exploits.
Le trophée, dans l’Antiquité grecque, est précisément cela : la dépouille d’un ennemi vaincu suspendue aux arbres par les vainqueurs. Ici, pas de dépouille physique, mais une trace fragile, exposée aux intempéries, comme un indice terrible renvoyant à une violence à la fois muette et exhibée. L’insupportable réside dans ce paradoxe : tout en étant une exhibition, le trophée est négation et invisibilisation du corps, du genre, et de la dignité inaliénable de l’être humain.
Combien de migrants empruntent clandestinement les voies dangereuses à travers le désert ? Il est difficile de le savoir précisément. L’hostilité des éléments naturels dans le désert est telle qu’elle ne permet pas une conservation des corps qui se dégradent très vite, avant qu’on puisse les retrouver. Le désert, immense, l’est rendu encore davantage par la militarisation croissante de la frontière qui oblige les migrants à de plus grands contournements, aux confins du désert, loin des contrôles et des postes frontaliers. Les femmes, en particulier, sont soumises à la violence sexuelle : pour beaucoup, venues d’Amérique centrale, la résignation est telle qu’elles prennent la pilule, certaines d’être violées sur le chemin.
Des bribes invisibles
Des associations mêlant artistes, anthropologues, militants qui tentent de reconstituer le fil de ces vies qui viennent à nous uniquement par bribes, prennent pleinement en charge ces vies qui ne pèsent rien, qui ne comptent pas. Ces traces représentent les seuls indices du passage et de l’existence d’un être humain. Au rebours de la vision panoptique et sécuritaire, le regard artistique envisage les restes comme des bribes de récits qui permettent d’entrevoir l’hors-champ, cet invisible parcours, non-dit et non-raconté. Cette mise au ban coïncide avec une exclusion du récit et de la narration, comme si ces vies n’étaient pas dignes d’être racontées. C’est en fin de compte une question classique de l’anthropologie, laquelle entend définir une société par la place qu’elle accorde à ses morts.
L’œuvre d’Elodie Wysocki relève de cette interrogation en envisageant l’art comme une entreprise de soin et de réparation. L’installation rend visible cette exploitation insupportable des corps à la frontière en entreprenant de faire de ces rebuts des reliques.
Lorsque nous nous sommes rencontrées avec Elodie Wysoki, nous étions toutes deux conviées à la deuxième journée d’étude du cycle de conférences L’Abandon du corps organisées à Lille par Marie Bulté et Caroline Husquin, et à la « mise au ban de la cité », le 16 octobre 2019. Dans la salle de conférences où nous étions tous, Darwinette, l’une d’entre elles, était étendue devant le pupitre, comme paisiblement endormie, ce chaînon manquant, corps hybride, autre possible d’une humanité enfin complète, acceptant sa part d’animalité. J’avais moi-même évoqué la difficile question des traces dans le désert entre le Mexique et les États-Unis, le travail colossal de recollection et de reconstitution des anthropologues pour rassembler les traces des migrants et permettre aux familles d’enterrer décemment leurs morts. J’avais donc parlé de cet arbre, The Rape Tree. Par mon discours, j’avais transformé sans le vouloir et un peu désolée la réception que l’audience pouvait avoir de Darwinette : de corps étendu à cadavre exposé, de figure puissamment animale à animalisation dégradée ; preuve s’il en était besoin, que la réception nous échappe, indépendamment de la volonté et du regard artistiques.
Du trophée au bûcher de soin
C’est l’un des points de départs de l’installation d’Élodie Wysocki, Les Incomptées, conçue comme un « bûcher de soin » capable de donner à voir (sans exhiber) et de réparer l’exploitation des corps féminins à la frontière entre le Mexique et les États-Unis. Comme toute œuvre fondamentale, elle porte au-delà de la frontière géographique pour dire quelque chose de la nécessité anthropologique de l’art et de la possibilité même du soin.
Les Incomptées sont ainsi des vestiges de ces « trophées » sauvages, de ces culottes dérobées et exposées au vide du désert, entre Mexique et États- Unis.
Dans l’installation d’Elodie Wysocki, les culottes ne flottent plus au gré du vent et de la poussière, elles sont en grès et terre manganèse, cuites à 1240 degrés. A cette température, la terre devient grise, presque noire, de la couleur de la cendre. Les culottes ne flottent plus, ne peuvent s’envoler et disparaître, elles sont au sol et pèsent enfin de tout le poids dont nous devrions avoir la charge, la responsabilité. Elles sont déposées délicatement dans un disque rempli de sable, une arène littéralement, rappelant le sable du désert. Mises en scène ainsi, nous voyons enfin, sans obscénité ni voyeurisme. Les culottes exposées au vent poussiéreux retrouvent ainsi le poids de la terre, et la gravité.
A l’arrière de cette arène scénographique, une tapisserie est tendue sur le mur, tissée de façon épaisse où apparaissent/ disparaissent les mots « femelle hystérique », répétées sur des lignes verticales. L’œuvre n’est pas figée car les mots sont peu à peu recouverts au gré des répétitions, mais continuent à être lisibles : elle est ainsi un processus véritablement performatif donnant à voir l’abjecte dénomination de « femelle hystérique » et la recouvre, la tisse, comme une entreprise de soin. Finalement, n’est-pas un geste de soin que de recouvrir un individu, et cacher en temps l’impudeur ? Il ne s’agit pas tant d’effacer ici que de réparer, soigner : en surimpression, les mots sont toujours là car ils ne doivent pas disparaître, on doit continuer de les voir mais il faut les tisser, les saisir dans une entreprise de soin.
Matière immatérielle
Je parlais plus haut, à propos de Darwinette, d’animalité présente dans le terme « femelle », rattachant l’être féminin à ses organes reproducteurs, à sa nature biologique. La femelle, à l’instar de la vie nue théorisée par Giorgio Agamben, est réduite à son fonctionnement purement biologique, à l’écart du politique, comme ces culottes, arrachées pour dénuder brutalement les corps. Dans ces vêtements suspendus, les femmes ne sont que femelles, réduites à leurs attributs génitaux, découverts de façon impudique et brutale dans le viol. La culotte témoigne de cela par le vide de la trace, de l’indice.
En donnant une matérialité à ces culottes, il s’agit de rendre compte et de prendre en compte ces « vies qui ne comptent pas, qui ne pèsent pas », comme le dit Judith Butler. Bodies that matter : les corps comptent et font matière, c’est précisément ce que fait Elodie dans son œuvre.
Si l’installation rend à ces culottes tout le poids de la matérialité, – matter –, le son contribue à rendre visible l’immatériel et participe de la spatialité empruntant au chamanisme, comme un chant de soin, circulant autour de l’œuvre, comme un parcours, un passage immatériel. Le son dynamise la spatialisation, à l’instar du tissage qui recouvre les lettres. Le son est ici un son brut, chamanique, un chant de soin cherchant à réparer l’indigne. L’œuvre devient véritablement passage et métamorphose, comme un parcours symbolique de réparation : les culottes sans poids, au vent exhibées et invisibles deviennent par l’argile lourdes et visibles, tout en étant recouvertes. Le chant chamanique rend au poids tout son immatériel, La matière devient immatérielle, les culottes pèsent et sont enfin visibles sans être exhibées.
Sans guérir du mal, l’art devient ici un geste de soin.
À la recherche du chaînon manquant. Les petites histoires d’Élodie Wysocki
Auteur : Marion Zilio - Année : 2015
« À tous les niveaux de civilisations, depuis les temps les plus reculés, l’une des préoccupations fondamentales de l’homme a été la recherche de ses origines. »
André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole
Archéologue, archiviste, Élodie Wysocki est aussi à sa manière une naturaliste qui entame un étonnant dialogue avec les cycles de la vie : de l’échelle humaine, dans le temps court d’une mémoire individuelle, à celle des hominidés, dans le temps long d’une mémoire transgénétique.
Dans son travail, il est question de portraits de famille qui semblent pourtant demeurer de parfaits inconnus, de chimères, de fantômes, de memento mori ou de fossiles. De toutes ces petites choses qui gardent la trace d’un passé, d’une empreinte ou d’un vécu, mais dont l’héritage reste lacunaire, percé par le trou de l’oubli ; comme ces visages à la trame perforée, irradiant de milliers de points lumineux, tel l’apparition d’un lointain, si proche soit-il.
S’attachant au fameux « chaînon manquant », Élodie traverse les méandres et les légendes de la saga darwinienne, et propose une vision de la vie qui s’oppose à sa division et la constitue comme sens et expérience sensible. Si sa démarche emprunte aux sciences naturelles ou à la nostalgie des archives, l’artiste se garde de tomber dans le réductionnisme taxinomique. Loin d’elle la volonté de trier, classer, organiser la vie ou le vivant dans un tableau synoptique. Bien davantage, Élodie déploie l’éventail des possibilités, déroule les inventaires, multiplie les collections afin d’y glisser des formes transitionnelles à l’apparence à la fois artificielle et naturelle, à mi-chemin entre l’homme et l’animal, l’animé et l’inanimé, la vie et la mort.
Les Darwinettes en sont des fictions provisoires ; elles incarnent cet élément imaginaire et « entre-deux », mis en scène sur des socles d’autopsie ou des présentoirs de cabinets de curiosité. Moulé au plâtre, à même le corps (le sien ou celui d’enfants), l’artiste recouvre ensuite les enveloppes de résine d’une fourrure synthétique. Devenues peluches, ces Darwinettes – figées dans le sommeil éternel des momies et de leurs poses si révélatrices des rites d’une époque –, affirment, tout en le niant, le mythe d’une forme intermédiaire, entre l’homme et les grands singes : une créature au féminin que la science, érigée par les valeurs mâles, n’a malgré toute sa fantaisie, jamais osé concevoir. Les Darwinettes, qui ont tout du vrai comme du faux, troublent par le calme et la sérénité qui s’en dégagent. Comme endormies, privées d’orifices, elles signalent leur impossibilité d’exister et la féérie qui accompagne le spectacle de la vie et de la mort.
Au centre de son œuvre, le corps, donc, pris dans une tension entre bios et zoé, entre la vie sociale et la vie biologique. Un corps rendu d’autant plus présent par son absence ou son effacement progressif, ses mutations vers celui, augmenté, des bodybuilders, ou sa lente désintégration par les insectes nécrophages – à l’image de Diptera, la mouche de néon, faisant partie de la première escouade appelée par les bactéries libérées par le corps mort. Vanité contre vanité, Élodie renverse avec une douce ironie la peur et les croyances de l’homme face à sa finitude. Faisant sienne la maxime « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » attribuée à Lavoisier, l’artiste travaille le cycle continu de la vie dans l’au-delà d’une fascination pour le corps.
Parce que le cycle de la vie va bien au-delà de la mort et se prolonge dans les rites, les totems et les tabous, Élodie Wisocki entame une série de portraits post-mortem, de visages mortuaires, de Madone avec leur nouveau-né mort dans les bras, de Cannibales, persuadés de perpétuer le cycle des réincarnations.
L’univers d’Élodie trouve toujours sa justesse à travers la manière dont elle traite ses sujets : lenteur de l’aiguille qui perce les visages de milliers de trous ; automatisme de la machine américaine qui brode des corps patiemment exercés et gonflés de protéines sur des toiles de coton vieillies. Répétition des gestes jusqu’à l’usure, jusqu’au point de non retour. Dans les memento mori, les crânes sont modélisés en mousse de canapé et recouverts de tissu monogrammé, comme pour leur assigner un dernier cérémonial, de sorte que ce n’est pas tant la forme que la dynamique spécifique du mouvement créateur qui semble se prolonger ici. Un peu comme la vie, dont Georges Canguilhem rappelait qu’elle s’envisage tout autant dans ses vicissitudes et ses échecs, que ses transgressions spontanées. La vie, chez Élodie Wysocki , s’entend comme pure matière fluente ne connaissant ni distinction ni frontière entre les genres, les espèces, les sujets ou les substances, toujours prise dans une tension entre trajectoire linéaire et indétermination vitale, contingence et nécessité, apparition et disparition.
Archaïque
Auteur : Geoffrey Sol - Année : 2015
Archaïsme c’est ce dont il sera question ici. Mais un archaïsme en lien avec la quête de l’origine qui doit passer par la fouille, engager durablement le corps pour parvenir à découvrir nos fondements.
Elodie Wysocki initie un parcours sur ce point d’ancrage qu’est l’instant premier, ce déroutant passage de l’animal à l’homme. Elle nous demande, par l’intermédiaire de sa création, d’opérer une recherche archéologique, nous incite à aller toujours plus loin dans cette série d’excavation et de l’enrichir d’analyses, de suppositions qui alors invitent à penser notre rapport aux traces de l’histoire et de notre évolution.
L’origine de l’œuvre est également scrutée. D’où vient-elle ? Son travail se joue de l’illusion de la stagnation, il aime à déranger les limites, s’orne du floue qu’il instaure. C’est le regard même qui est interrogé. Constamment l’on oscille entre apparition et disparition. C’est un espace fantomatique, insaisissable auquel il faut pourtant faire face. Le sens du toucher est continuellement parasité au profit de la vue, qui n’est alors pas cette vision immédiate mais celle d’une perception latente, en devenir, un trouble inaccessible dont l’œuvre stimule l’expansion.
Comment sommes nous touchés par son œuvre, comment nous touche-t-elle ? Nous sommes confrontés à quelque chose d’ambiguë, à la fois à venir et profusément disparaissant.
STRUGGLE FOR LIFE
Auteur : Clare Mary Puyfoulhoux - Année : 2014
Le nom du noème de la photographie sera donc : “Caaete” (…) cela que je vois s’est trouve la, dans ce lieu qui s’étend entre l’infini et le sujet (operator ou spectator); il a ete la, et cependant tout de suite sépare ; il a été absolument, irrécusablement présent, et cependant déjà diffère.
Roland Barthes, La chambre claire, 1980.
Qu’il s’agisse de portraits d’inconnus depuis longtemps disparus, transformes en échos fantomatiques et lumineux a coup d’aiguilles sur papier fin ou de créatures étranges et pourtant familières, la rencontre a laquelle ces œuvres nous invitent est a la fois historique, fantastique et sensible. Les théories de l’évolution auxquelles les Darwinettes font référence émergent a peu près a l’époque où la toute jeune technique de la photographie vient répondre aux problématiques des sciences : il faut mesurer, documenter, archiver, enregistrer la vérité. S’appuyer sur le tangible. Remplacer un acte de foi (religieux) par un autre (scientifique), défier la mort. Pour autant, il serait réducteur de se contenter de ces bases pour appréhender les travaux a la fois tendres et percutants d’Elodie Wysocki. Il y a, en effet, dans sa démarche une part d’émerveillement : découvrir, dans des archives municipales, des portraits photo de la meilleure ménagère du village, pris, chaque année, par le même photographe, maire dudit village. Observer les visages. Imaginer les histoires. Se confronter a l’autre. Tenter de percer (littéralement) un secret, offrir un nouvel éclairage. Quitter l’émerveillement pour entrer dans la production, le partage. Ainsi, dans la série “Le panier de la ménagère”, l’opération est elle une sorte de glissement d’un sens singulier, quasi inaccessible (qu’il s’agisse de la pensée du sujet photographie ou de la fierté du maire, photographe, chef d’orchestre du concours des ménagères) a un sens autre qu’il faudrait relier au punctum barthesien : la où ces images nous touchent.
“Les Darwinettes” semblent appartenir a un autre monde. Leur aspect est a la fois reconnaissable : une forme humaine et désarçonnante : pilosité extrême, aucun organe, orifice, signe distinctif visible. Cependant, le travail et la vie même, plus encore que la théorie, lient ces œuvres – parce qu’il est question de temps et de finalité : le fugace cliche qui saisit l’instant au moment où il meurt, la chaîne fantasmée d’une évolution qui transmettrait de gène en gène un patrimoine plus fort que la mort elle même… la patience d’un geste méticuleux, la naissance d’une forme, le parcours d’une aiguille.
L’œuvre d’Elodie Wysocki serait ainsi a considérer comme une conversation, un univers rempli de questions, de constats, de ressentis auxquels le public viendrait se confronter avec poésie.
UN RAYONNEMENT INTÉRIEUR
Auteur : Geoffrey Sol - Année : 2013
Avec Memento Mori #2 (Souviens toi que tu vas mourir), Elodie Wysocki nous donne à observer un ossuaire où se mêlent différents crânes, un entrelacs entre passé et présent.
Même si l’inscription de la Vanité y est marquée, c’est avant tout par le prisme de sa matérialité que l’œuvre ici se dévoile. Ce sont des moulures en paraffine. Et bien que la substance soit identifiable le doute visuel s’installe. Qui n’a jamais ressenti la malléabilité de la cire sous la chaleur de ses doigts. Etranges sensations que de concevoir la fragilité dans la préhension même d’un objet. C’est sentir sa propre capacité de destruction mais également la disparition inscrite dans le cœur de l’objet.
Habituellement le crâne impose sa temporalité, ici la paraffine le maintient entre inscription et fugacité, entre un temps fixe, donner à voir et un temps dissout, celui d’une dispersion envisageable.
Sa matière l’inscrit comme objet à voir et non comme objet à toucher. Nous sommes en quelque sorte face à des spectres incarnés, des traces jouant entre le visible et l’invisible. Qu’est-ce qu’on me donne à voir ? Une matière animale, végétale, minérale, simple construction humaine ou éléments bruts offerts…
L’œuvre en contraignant le toucher, y édifie le doute, l’inquiétude et la frustration. C’est son aspect diaphane qui exerce cette incapacité à stabiliser le tangible. Cette transparence atténuée laisse passer à travers les crânes les rayons lumineux. Œuvre diaphane, voici ce qui l’assemble. Prise dans cette corrélation entre opacité et limpidité, elle est révélée par son inconsistance. Cette œuvre émerge de son jeu avec la lumière. Ce n’est pas un ricochet sur une surface, la boite crânienne n’est pas ici qu’un jeu réflexif, en miroir, pas un simple retour de ma pensée.Classiquement le crâne est l’acte de cette pensée par rebondissement. J’interroge le siège de la pensée qui me renvoie mes propres questionnements.
Ici la lumière s’infiltre, passe à travers. Elle se concentre dans le crâne et diffuse par illumination son intériorité. Par son opacité d’une part la matière recueille la luminosité pour ensuite la faire jaillir par sa transparence. Le crâne n’y est pas simple surface réflexive, il est le réceptacle d’une pensée intérieure donnée, distribuée, offerte. C’est une pensée intrusive, à travers, qui diffuse ce dont elle est constituée. Ces crânes de paraffines englobent la luminosité en eux, s’en laissent pénétrer, s’accaparent ce qui les entoure, et de leur instabilité en font une pensée rayonnante. Historiquement, dans la Vanité, le crâne peut être considéré comme un point fixe, instant d’éternité, l’invariable.
Avec Memento Mori #2 que le ciel soit couvert ou ensoleillé, que la nuit s’installe ou que le jour se lève ces crânes sont capables de tout ingérer. Le temps y passe, interagit avec l’œuvre. Elle le contient pour être modifiée. C’est une œuvre en décomposition, éphémère, qui subit le poids du temps qui passe, qui porte en elle sa fin, comme de la glace elle est dissoute par le passage du temps.
Elle est pleine d’un effacement, d’un jeu de transparence. Instruite sur son absence.
LE CORPS ET LA MATIERE
Auteur : Clare Mary Puyfoulhoux - Année : 2012
C’est l’histoire de la chair, de ce qui reste. Des peaux vidées qui se réveillent sur ce qui hier encore était un champ de bataille. On imagine aisément une mise en scène accompagnée de fumée. C’est qu’Elodie Wysocki observe les ravages que produit la vie. Elle les traduit.
« Mon travail pose la question du corps, le nôtre, celui des autres et le corps comme matière. Autour de cet axe central, je développe les notions d’identité, d’individualité et de temporalité. Ce qui m’intéresse c’est autant le “je” que le “nous”. On trouve d’ailleurs de nombreux allers-retours de l’un à l’autre, de l’un au tous, et son contraire. »¹
¹Préface de l’artiste
Le geste est pointilleux, l’artiste travaille le détail. À l’image de l’archéologue qui, lorsqu’il excave les restes momifiés de nos ancêtres, doit s’attacher à lire dans les nervures de la terre l’histoire de ce corps qui n’en est plus un, Elodie Wysocki travaille dans les plis du réel, à la recherche d’une vérité qu’elle pourrait faire sienne. Ses créations questionnent ce corps qui est à la fois immuable (il est notre entité) et insaisissable (il change à chaque instant) – en évolution constante, cellule par cellule, jusqu’à n’être plus qu’un squelette: son état le plus figé. Et, quand Elodie Wysocki s’empare de ce sujet, elle le traite avec toute la sensibilité nécessaire à son évocation: amas de crânes en paraffine et tissus sur bois. Ses sculptures-accumulations ont la douceur du souvenir. On parle ici bien évidemment des grands charniers de l’Histoire Universelle mais aussi, et peut être même plus, de ceux de nos histoires personnelles. C’est qu’il est question de nostalgie, de ce sentiment doux-amer qui nous accompagne après la perte de nos proches et après l’autre mort, la plus petite, celle de l’instant à deux. Il s’agit de constater, dans tous les cas, notre condition d’êtres éphémères, sans prise aucune sur le passage du temps.
Pour rendre compte de cette emprise du temps, elle fait durer son geste, de façon à rendre compte de ces mutations. Le geste de la broderie, par exemple, appartient pleinement à cette démarche: il s’agit de faire émerger, au fur et à mesure, un objet dont la valeur première est celle de la patience de son créateur.
” Je m’intéresse beaucoup à la broderie, elle me permet d’inscrire dans mes images une temporalité: elle rend le temps visible. Ce travail interroge d’ailleurs la notion de temps. D’un coté il y a le temps du sportif; répétitif, laborieux, physique, et de l’autre mon temps de brodeuse; tout aussi répétitif, méthodique et obsessionnel. Dans notre société les corps doivent être magnifiés, totalement maitrisés, soumis, et ne doivent en aucun cas porter les marques du temps qui passe. Les corps des bodybuildeurs sont travaillés à l’extrême, ils sont poussés au delà de l’humain, devenus presque mutants par les gestes faits et refaits, ils restent pourtant et malgrès tout, des corps programmés pour se dégrader.”
Figurer le corps, le questionner jusqu’à le faire disparaître, interroger l’ensemble du vivant – la quête de l’artiste n’a pas de fin. Il s’agit toujours d’interpeller le regardeur, de le faire réagir et de l’inclure dans un univers en marge, celui où l’on se souvient et où l’on prend conscience de notre nature éminemment charnelle.
TRAVERSER L’IMAGE- À TRAVERS L’IMAGE
Auteur : Geoffrey Sol - Année : 2012
Comme éclairées à la bougie, on observe cette série de portraits.
Ceux-ci sont réalisés sur du papier Canson disposés sur des caissons lumineux. Ce qui intervient en premier c’est le jeu de l’identification, qui va du « qui sont-ils ? » à « il ne se ressemblerait pas à… ?».
Ce sont des dessins sur des feuilles épaisses transpercées à l’aiguille. Ce n’est pas un dessin en surface mais en profondeur. L’artiste, pour révéler, a préféré trouer que tracer. Elle a essayé de se frayer un chemin, de percer à jour, de laisser se manifester certains souvenirs. L’image pour apparaître se trouve criblée, perforée comme si l’artiste avait besoin d’entrouvrir, telle une plaie, cette feuille pour que la figure soit divulguée. Ce sont des percées qui répandent, se dispersent, et permettent à la lumière de s’échapper. S’en dégage alors une lueur rayonnante comme un matin d’hiver. Tous n’est que blancheur, strates, écumes cachées dans un brouillard. L’onde lumineuse s’y déplace et s’installe en nous. On laisse paraître, apparaître une image diffuse et non agressive de visages. Ils sont comme des icônes byzantines éclairées en eux-mêmes . C’est également un travail du temps qui s’exprime, à la fois dans l’exécution et dans la réception.
Elodie Wysocki à l’aide d’une pointe, pique inlassablement le papier. C’est un travail du corps, quasi méditatif. A chaque percée l’aiguille rencontre le pouce de l’artiste, il lui indique, tel un métronome le passage du temps qui s’inscrit en elle. Chaque fente perçue comme une prière constante. Un procédé qui laisse l’image apparaître en soi et dans le temps.
Ces portraits sont des creux d’ombres inversées, des phantasmes aveuglants, émanations perdues et désincarnées. Y intervient cette instabilité de l’image, répercussion troublante pour le spectateur. C’est une image qu’on ne peut garder, fixer en soi, une déstabilisation du regard, une désimprégnation rétinienne. Une figure flottante, aux bords flous, dématérialisés. C’est l’image d’un rêve, d’un souvenir qui, bien que présent, fuit. C’est être face à la construction d’un souvenir, à quelque chose qui nous échappe. Elle s’imprime bien au-delà de sa simple surface de papier, elle vient se loger en nous. C’est composer l’image d’un flottement, un instant insaisissable. Elle s’imprègne comme un souvenir, une remembrance déstabilisante, un transfert mémoriel.
C’est l’image d’un oubli : un oubli sans ombre (1)
(1) Paul Eluard, Au Premier Mot Limpide, in Le Livre Ouvert, 1938-1944, NRF, Poésie/Gallimard, Saint Amand, 2003, p.70